Du 20 au 26 décembre, entre Guelmim et Tarfaya.
Il est temps de quitter Guelmim. Cette interminable coupure commençait à me peser. Une seule solution face à ça : avancer. Les premiers kilomètres dans le désert sont un peu déstabilisants. L’agitation étroite de la ville qui laisse soudainement place à l’immensité du désert me propulse dans un nouveau monde. Néanmoins ces étendues sont loin d’être calmes. De grands travaux y ont lieu pour la construction d’une nouvelle route. Des camions. La poussière. Des engins. Le bruit. Est ce tout ce capharnaüm qui ont rendu fou cet homme que j’aperçois depuis la route. Il a une longue chevelure et une barbe négligée. Debout au milieu de nulle part, il se tient les bras et tourne sur place d’est en ouest. Il a sûrement perdu le nord.
Le sentiment qui prédomine vite sur ces longues routes est la solitude. Sans bâtiment dans lequel s’arrêter, sans passant avec qui discuter, sans point d’ancrage visuel, sans repères. Ce n’est pas pour me déplaire cependant. C’est une des choses que j’avais à cœur d’expérimenter. Mais il se trouve que je n’ai pas été seul bien longtemps puisque je trouve deux voyageurs à Tan-Tan. Thomas, que j’ai rencontré à Guelmim, et Mohamed ; un cycliste marocain qui se rend à Boujdour. Il m’a pisté depuis la grande mosquée de Tinmel il y de ça vingt jours. Sans même nous concerter, nous prenons la route tous les deux. Le soir même on campe avec Thomas au camping Atlantique d’El Outia, gracieusement payé par un capitaine de la gendarmerie royale. Nous siégeons tous les trois en shesh (turban) au milieu de la place du camping tout aussi désertique.
Ce désert est un tout nouvel environnement qui me force à revoir tous mes acquis : l’accès à l’eau, la nourriture, l’hébergement, la toilette. Heureusement je peux compter sur mon nouveau compagnon de route. Mohamed parle arabe, il connaît les codes du pays, il est bon cuisinier, et il est riche de “pratiques”, comme il dit. Ces astuces de voyage qui font gagner du temps ou des ressources. Comme par exemple faire la vaisselle immédiatement après le repas. La graisse du tajine n’a alors pas le temps de refroidir et le nettoyage des ustensiles de cuisine n’ est que plus facile. Ainsi sa présence est appréciable pour apprivoiser ce désert.
Noël arrive sans que je m’en rende compte. Ce vendredi 24 décembre se fait dans une station service autour d’une casserole de pâtes au thon. Un soir comme les autres. J’ai tout de même ma précieuse famille en visio pour me réconforter. J’aimerais être avec eux et saisir un de ces toasts au foie gras que j’entrevois, mais il n’en n’est rien. J’aurais tout de même une gamella de chameau le lendemain en guise de repas de fête, dans le plaisant parc national de Khenifiss. Pour le cadeau ça sera un persistant rhume causé par les embruns humides et iodées du bord de mer.
Mais il y a aussi des contreparties à avoir un acolyte marocain. Je m’explique. Après les tristes événements qui ont eu lieu à Imlil en 2018, le Maroc fait tout pour garantir la sécurité de ses touristes. Et dans le même temps éviter tout nouvel incident qui aurait de mauvaises répercussions sur le tourisme. Par conséquent, accompagner un voyageur comme moi dans cette région n’est pas anodin. Mohamed est constamment questionné sur mon état, et on lui rappelle sans cesse de me fournir tout ce dont j’ai besoin (eau, vivres, argent). Ce qui engendre une certaine surprotection de sa part. “Attention !” qu’il me dit avec un air paternaliste. Je conçois qu’il soit responsable de moi mais cette vigilance est oppressante, et même infantilisante par moment. Loin de la grande liberté et autonomie que je chérie tant.
On arrive à Tarfaya dimanche après une longue journée de pédalage sous le soleil. Mais cette journée est surtout marquée par la rencontre avec deux femmes ivoiriennes en mauvaise posture le long de la route. Abritées à l’ombre d’un immense panneau, elles cherchent à rejoindre Laayoune sans que personne ne s’arrête pour les prendre en voiture. Nous ne comprenons pas bien comment elles se sont retrouvées là, mais on peut voir que la situation est grave. L’une d’entre elles gémit allongés sur les cailloux. Elle nous dit qu’elle est enceinte… On les quitte après leur avoir apporté toute l’aide que nous pouvions. Je suis très sensible à leur sort et je ne peux m’enlever cette idée de la tête de la journée. Comment peut-on être si aimable et vigilant à mon sujet, et aussi indifférent à l’égard de ces femmes dont la vie est en péril ? Cette différence de traitement m’attriste profondément.